INTERVIEW - juin 1988

 

au magasine "Le nouvel observateur "

(A l'occasion de la sortie de "Bird")

 

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Tragique coîncidence . Au moment où vous présentiez à Cannes votre film consacré à Charlie Parker, le trompettiste Chet Baker, l'un des plus grands poètes du jazz, disparaissait à amsterdam dans des conditions toujours inexpliquées. Mais nul n'en doute, c'est un nouveau drame provoqué par la drogue. La même malédiction frappera t-elle toujours les jazzmen ?

CLINT EASTWOOD : Je ne sais pas. Heureusement, les choses sont aujourd'hui plus faciles pour les jazzmen qu'à l'époque de Charlie Parker. Chet Baker, comme tous les musiciens apparus dans les années 40 et 50 a reçu de plein fouet la musique de "Bird". Cette musique était si neuve, si forte que, indirectement, elle a encouragé toute une génération à pénétrer dans l'univers de la drogue. Mais Parker lui-même n'a jamais chercher à convertir les autres. Au contraire, il a tout fait pour les dissuader. Le cas de Chet est bien sûr une tragédie. Il jouait et chantait si bien. Il ne faut pas pourtant être trop pessimiste. Il y a peu de temps à Los Angeles, je suis allé écouter dans un club Red Rodaney - un ancien partenaire de Bird et l'un des héros de mon film. A 60 ans, il est en pleine forme et joue comme un jeune homme. Son mode de vie est aujourd'hui à l'opposé de ce qu'il était en pleine révolution be-bop. Il ne fume plus et a arrêté la consommation de toute drogue. Il a vu le film. Cela l'a beaucoup ému.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : "Bird" est un chant d'amour pour les musiciens de jazz. Comment expliquez-vous que le cinéma américain ait si mal représenté les héros musicaux de votre pays ?

CLINT EASTWOOD : La plupart des metteurs en scène n'ont pas de goût pour le jazz. Je n'y peux rien. Peut-être cette forme de musique n'est-elle pas assez à la mode pour eux ?

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Le personnage central de votre film, c'est la musique de Parker. Pour la première fois, un film accorde une place importante à la musique.

CLINT EASTWOOD : Il fallait qu'il en soit ainsi. Raconter une histoire aussi tragique que celle de Bird en ne proposant que deux ou trois morceaux eût été stupide. J'aurais manqué l'essence même du sujet. Mais le film est plus long que je ne l'avais prévu. Dans ce cas précis, il fallait prendre parti de défendre la musique.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Vous vouliez que les spectateurs non initiés à la musique de Parker aient le temps de la découvrir et qu'elle fasse, comme une drogue bénéfique, doucement son effet ?

CLINT EASTWOOD : Absolument. J'ai choisi de donner aux vrais amateurs de jazz la possibilité de jouir pleinement de sa musique. Mais, j'espère que les spectateurs qui ne la connaissaient pas ou mal auront la chance d'en tomber amoureux et comprendront mieux cette histoire tragique d'une autodestruction.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : "Bird" est construit comme un morceau de jazz. Au début, vous exposez le thème mélodique et dramatique principal. Ensuite par le jeu du montage et des flash-back, vous proposez des variations musicales. Est-ce délibéré ?

CLINT EASTWOOD : C'est vrai, en faisant ce film, j'ai suivi les règles de la composition musicale. Il me fallait trouver le bon rythme, le bon tempo entre les sons et les images.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Votre passion du jazz vous a-t-elle rendu plus disponible à l'art et à la discipline de l'improvisation ?

CLINT EASTWOOD : En tant qu'acteur, certainement. Quand j'étais apprenti comédien, je faisais beaucoup d'improvisations. J'adorais cela. Mais l'acteur n'a d'autres instrument que lui-même. En tant que metteur en scène, le goût de l'improvisation m'a permis d'être plus fexible. Quand vous faîtes un film, il y a un plan et des règles. C'est la même chose pour la musique avec les mesures et les accords. Mais il faut savoir qu'à tout moment on peut intégrer des éléments nouveaux. Un angle différent, un effet de soleil... Il faut donc rester en permanence disponible. Ouvrir bien grands ses yeux et ses oreilles et se laisser surprendre par les acteurs. Pour "Bird", l'élément sonore était essentiel. Mon sens auditif devait donc être toujours en éveil.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Vous avez souvent dit que le western et le jazz sont les deux seuls formes artistiques originales qu'aient produites l'Amérique. Comment expliquez-vous que vous soyez le dernier cinéaste à avoir fait avec "Pale rider", un western digne de ce nom, et le premier a avoir réalisé un vrai film sur le jazz ?

CLINT EASTWOOD : C'est drôle, je n'y avais pas pensé... Je n'ai guère d'explication. L'Amérique est un pays jeune, et la plupart des formes artistiques ont été inventées ailleurs que chez nous. Même la pop music appartient à l'Europe. L'Amérique ne peut revendiquer la paternité que du jazz et du western.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Mais alors, pourquoi l'Amérique d'aujourd'hui manifeste-t-elle si peu de respect pour ces deux genres artistiques ?

CLINT EASTWOOD : Le respect, ça va, ça vient. L'Amérique est une société conformiste. Elle a des engouements momentanés et superficiels. Mais j'ai le sentiment que le goût pour le jazz revient. En particulier chez les jeunes. Ils sont fatigués du rock et curieux d'autre chose. Mon fils, qui va avoir 20 ans, se passionne maintenant pour Miles et les autres. C'est quand même mieux que d'écouter Led Zeppelin. (Rires)

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Mais l'Amérique, et en partciuleir le "music business", défendent bien mal les plus grands créateurs. Au cours de la dernière décennie, Gil Evans, un immense musicien, qui vient de mourir, n'a pu réaliser un seul disque en studio. Les compagnies de disques ne lui ont jamais proposé. Certains grands jazzmen pensent toujours comme dans les années 50, à s'expatrier. Dans l'espoir d'échapper à la dictature du showbiz. Ce phénomène ne vous attriste-t-il pas ?

CLINT EASTWOOD : C'est vrai, dans les années 50, nous étions surpris et émus par l'enthousiasme que provoquaient en Europe les jazzmen américains expatriés. Nous ne pouvions nous expliquer les raisons de l'indifférence américaine à leur égard. Pensez que dans la toute longue histoire de "Time Magazine", il n'y a eu que quatre couvertures consacrées à des musiciens de jazz. Ma grande tristesse, c'est que de merveilleux artistes n'ont toujours pas la possibilité d'enregistrer.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Le dilemme pour les musiciens des années 80 est-il le même qu'au temps de Parker : partir ou rester ?

CLINT EASTWOOD : N'oubliez pas que la plupart des musiciens qui se sont expatriés dans les années 50 sont revenus dix ans plus tard. Ils savaient que leurs racines étaient en Amérique. Le jazz est maintenant un phénomène international. Dizzy Gillepsie est en perpétuelle tournée. Il n'arrête pas de jouer. Croyez-moi, le jazz revient.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Dans "Bird", il y a une scène où l'on voit Parker choqué, assistant à un concert où pour séduire le public, l'un de ses amis musicaux se soumet à tous les rituels spectaculaires du rock.

CLINT EASTWOOD : Evidemment, voir un artiste faire le clown pour épater le public a profondémment bouleversé Parker. Il a découvert que pour le public le spectacle est plus important que la musique. Regardez aujourd'hui. Le rock est devenu avant tout visuel. Un concert, c'est maintenant un long clip video proposé en direct. Pouvez-vous un seul instant imaginer Charlie Parker en traine de jouer au mileu de girls, dans un nuage de fumigènes, avec des centaines de projecteurs braqués sur lui ? Cela me rappelle l'histoire d'un danseur qui faisait sur scène les plus subltiles figures du monde. Le public restait de marbre. Puis il est sorti, en marchant d'une drôle de façon. Alors, le public a rigolé et appaludi à tout rompre. Pendant les concerts de jazz et de rock, ce sont toujours les solos de batterie les plus bruyants et initéressants qui remportent un triomphe. Le public adore les clichés.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Vous, l'homme de l'Ouest, étiez-vous à 20 ans partie prenante dans la querelle musicale qui opposait les californiens et les new-yorkais ?

CLINT EASTWOOD : Non, j'aimais autant le jazz west-coast que celui de New-York. Jeune homme, j'étais curieux de tout. Je me souviens qu'un ami m'avait signalé la présence d'un formidable musicien dans un petit club californien. Dans ce bar étroit et minuscule, j'ai découvert un pianiste qui dégageait une énergie incroyable. C'était Dave Brubeck. Le bassiste était un de mes copains. Il s'appelle Ron Carter. Il est aujourd'hui une star.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Votre ami Lennie Niehaus, le directeur musical de "Bird" était aussi à l'époque un formidable saxophoniste alto.

CLINT EASTWOOD : Oui, j'ai rencontré Lennie en 1951 à l'Armée. J'étais barman au mess des sous-officiers et Lennie jouait du saxophone. Ensuite, il a remplacé Lee Konitz dans le grand orchestre de Stan Kenton. J'avais perdu sa trace mais j'achetais ses disques. Dans les années 70, au moment de l'enregistrement de la musique originale de mon film "Josey Wales, hors-la-loi", je l'ai retrouvé dans le studio. Mon compositeur de l'époque, Jerry Fielding l'avait engagé. Après sa mort, j'ai demandé à Lennie d'être mon compositeur et orchestrateur attitré. Il travaille régulièrement avec moi depuis "L'épreuve de force".

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Plus vous approfondissez votre recherche sur vos racines culturelles américaines à travers le jazz et le western, mieux vous communiquez avec le public européen. Cela vous étonne-t-il ?

CLINT EASTWOOD : Il faut faire ce que l'on sent. Si l'on essaie d'anticiper les réactions du public, on est très vite comme un poisson dans un bocal. C'est comme un acteur trop influencé par un autre. il se paralyse lui-même, et chaque fois qu'il joue un nouveau rôle, au lieu d'être à l'écoute de ses émotions, il ne cherche qu'à deviner ce que son modèle ferait à sa place. Un film français qui copie un film américain pour tenter de séduire le public, c'est idiot. Dans le rock, tout est régenté par le marketing.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Mais ne vous sentez vous pas un peu seul dans ce combat pour défendre, au coeur de l'industrie américaine du cinéma, votre propre culture américaine ?

CLINT EASTWOOD : Ai-je l'air d'un solitaire ? J'ai eu d'un point de vue américain, une carrière difficile. Je suis un marginal. (Rire) J'ai commencé par tourner des séries pour la télévision. Puis je suis parti en Europe pour participer à des productions italo-espagnoles. A mon retour, la presse, Hollywood, l'industrie du cinéma - mais pas le public - n'avaient toujours pas compris pourquoi j'étais parti. Puis, au moment où ils se sont habitués à moi en tant qu'acteur voila que j'ai voulu passer à la mise en scène. "Oh, mon Dieu ! ont-ils dit. Que va-t-il encore nous faire ?" En fait, j'ai toujours pu mener mes propres projets. Les studios m'ont fait confiance. Tant mieux. En revanche, j'ai toujours refusé de suivre les mouvements de mode. Si vous vous pliez au goût passager du moment, très vite, vous ne savez plus où vous allez ni ce que vous voulez dire. Certains de mes amis ne comprennent pas pourquoi je viens de refaire un "Dirty Harry". J'ai simplement choisi de rendre visite à un vieil ami.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Tous les personnages que vous avez incarnés, de Honkytonk man jusque, dans une certaine mesure, à l'inspecteur Harry, sont des héros forts mais aussi vulnérables. Fragilité et force forment-elles pour vous un couple indissociable ?

CLINT EASTWOOD : Tous les héros sont vulnérables. D'une manière ou d'une autre. Un génie comme Charlie Parker n'a pau échapper à la tentation de l'autodestruction. Comme beacoup d'autres grands créateurs.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Le maire de Carmel que vous avez été pendant deux ans a-t-il soutenu les arts ?

CLINT EASTWOOD : Bien sûr. Et je l'ai fait par esprit de vengeance. (Rires) Tout a commencé par le projet que j'avais à Carmel de construction d'un immeuble social. Mais le conseil municipal de l'époque, divisé en multiples factions antagonnistes, m'a mis mille bâtons dans les roues. J'ai donc dû trouver des alliés et suivre le processus démocratique. Et puis, mes amis ont beaucoup insisté pour que je prenne la tête du mouvement. Un jour de guerre lasse, j'ai dit "OK, j'y vais." J'ai aimé ce job. Comme un défi. Etre maire, c'est être orchestrateur. Mais la pression était trop forte sur moi, parce que je suis un acteur connu. Bref, après deux ans de travail, j'ai voulu revenir à ma propre vie.

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Avez-vous l'intention de participer à la prochaine élection présidentielle ?

CLINT EASTWOOD : Avez-vous l'intention de participer à la prochaine élection présidentielle ?

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Je n'en sais rien. J'attends la fin du processus de sélection des candidats. Pour l'instant, c'est trop tôt. Et je préfère pour l'instant entendre des oslos de saxophones dans ma tête. Je suis pessimiste. J'ai bien peur qu'aucun candidat ne joue aussi bien que "Bird" (Rires). L'enthousiasme politique n'est pas encore d'actualité. On verra bien après les conventions.

CLINT EASTWOOD : Quel est votre prochain projet ?

LE NOUVEL OBSERVATEUR : Je pars demain à New-York assister à une réunion de production pour un film documentaire que va réaliser Bruce Ricker, l'auteur de "The Last of the Blue Devils", sur Thelonious Monk. Nous avons trouvé des documenst extraordinaires. Il faut voir Thelonious avec l'un de ses incroyables chapeaux danser au milieu d'un aéroport. Les disx dernières années de sa vie, Monk avéci chez Nica (la baronne Pannonica de Koenigwater, dite La baronne du jazz), celle chez qui est également mort Charlie Parker. Il ne parlait plus, menait une vie végétative. Le silence musical est pour un jazzman une autre forme d'autodestruction.